samedi 4 juin 2011

La prisonnière


Le gars d’en face venait de retraverser sa chambre, dans son pyjama bleu ciel trop grand. Il ressemblait à un grand enfant dépourvu de mains. Il ne marchait pas, il glissait plutôt sur le linoléum bleu profond. Il a éteint la lumière et Annie ne l’a plus revu.
Elle laissait la porte de sa chambre ouverte, obstinément, ne levant jamais le nez sur les allées et venues des personnels soignants, nettoyants, passants. Dès que le hall était vide, en revanche, elle l’observait avec avidité à travers le premier cadre de la porte de sa chambre, trouée elle-même d’un cadre vitré.
En partie cachée par la porte entrouverte d’en face, celle de l’homme en pyjama, une demie infirmière en blanc se tenait debout, elle a prononcé quelques mots et est repartie vers la droite.

Une soufflerie continue rappelait à Annie ce qu’était le silence. Elle ne s’en plaignait pas. Un bruit de semelles de crêpe suivi aussitôt de petits talons : Cat People et The Nutsy Professor réunis, prodigieux !
Lorsque le hall restait inanimé pendant quelques instants, Annie était malgré elle ramenée à l’espace mental de sa chambre aux murs vert pâle, aux dalles d’un bleu strié de blanc, illusion de fantaisie, rectiligne et calculée.
Le lit constituait avec le chevet l’équipement spartiate de ce qu’il conviendrait mieux d’appeler une cellule ; le grand judas carré qui perçait la porte ne pouvait que confirmer cette idée. Aussi valait-il mieux laisser ouverte cette porte. Si tu me vois, c’est parce que je l’ai choisi. Cette question du choix tenait une grande place dans la vie d’Annie. Elle était là, c’est qu’elle l’avait choisi.
Avec un peu plus de temps et de courage, en un mot d’organisation, elle aurait pu se trouver ailleurs mais tel n’avait pas été son choix, puisqu’elle était là, allongée sur ce lit confortable à condition qu’on ne le fasse pas grincer en bougeant de façon trop brusque.
La porte d’en face était toujours ouverte ; la chambre plongée dans la pénombre. A gauche en se penchant on devinait une chaise noire, à l’assise molletonnée. Sûrement pour les visites. Le grand enfant d’en face dormait sûrement. Ou bien il fixait le plafond, attendant une réponse d’on ne sait quelle improbable transcendance.

Un homme en blanc, d’une quarantaine d’années, la barbe de trois jours grisonnante, est entré dans la chambre d’Annie. Sans un mot il a commençé à nettoyer le sol. Elle lui a demandé : «Vous voulez que je m’en aille ?». Il a répondu : «Vous êtes arrivée hier ? On changera les draps demain.» Annie était-elle déjà devenue un fantôme ? Etait-elle saisie d’un mal contagieux ? Etait-elle dangereuse ? N’avait-elle déjà plus accès à la moindre sympathie ?

Un matin, juste après le petit déjeuner, une femme est venue la voir : Lina. Elle était vide. Juste vide. Annie avait envie de lui dire : «Si tu es vide, tire-toi. Tu es déjà morte de toute façon. Au moins ton vide ne te fera plus mal.» Mais au lieu de cela, Annie a rassuré autant que possible la dame ; elle l’a questionnée sur sa vie, lui a suggéré des conneries : lis, fais du tricot, fais du sport. Tant de paroles vaines dont Annie saisissait la vacuité avec une précision douloureuse. N’avait-elle pas elle-même déjà expérimenté tout cela ? n’avait-elle pas déjà tenté de combler tout ce vide ? Un temps, cela l’avait contentée. Mais après l’attrait du vide est revenu, avec d’autant plus de force qu’on a essayé de le nier. Le vide est ainsi : vachard, revanchard, haineux et terriblement creux. Un jour il revient tout près de toi, juste sous tes pas et te dis : Saute ! ou gare à toi !
Annie a combattu longtemps, avec courage, cet appel du rien. Elle s’est occupée, sur-occupée autant que possible, n’acceptant en matière de vide que celui factice du sommeil. Mais cette activité bourdonnante, obsessionnelle, si elle comblait le vide n’atteignait en rien la vacuité, qui est bien plus dangereuse. Soeur de la vanité, elle est ce «à quoi bon» qui te pousse à sauter, c’est elle qui entraîne vers le vide. Elle est la mère du rien.

L’homme bleu ciel est sorti de sa cellule. D’abord Annie n’a vu qu’une moitié de pyjama, l’autre étant cachée derrière la porte. Puis le zombie s’est tenu un instant dans l’encadrement de la porte. Il a levé la tête vers Annie qui le regardait fixement puis il l’a rabaissée. Il s’appuyait au chambranle de la porte. Tantôt à gauche. Tantôt à droite. Les bras étaient croisés, le poids du corps sur une jambe. Annie lui a adressé maladroitement un signe de la main qu’il a ignoré. Il devait avoir peur des coucou. Par moment, il retourne dans l’obscurité de sa chambre. Quand il en ressort, il reste sur le seuil. Les personnels qui passent ne semblent pas le voir. Peut-être est-il devenu lui aussi un zombie ? un ectoplasme mou et transparent ? A présent Annie n’aperçoit plus de lui que les genoux, qui dépassent du fauteuil en sky placé là pour les visiteurs.
Dans la chambre d’Annie, point de fauteuil pour l’éventuel visiteur. Personne ne viendra la voir. Son crime est trop honteux, ou peut-être contagieux. Il est de ceux qu’on regarde entre ses doigts au cinéma, partagé entre le désir turbulent d’approcher le mal et la conscience aigüe qu’il pourrait nous happer.
Le zombie se penche en avant, Annie voit sa tête passer dans le cadre de la porte. Il recule lorsqu’elle le voit. Les regards ne doivent pas se croiser : telle semble être la règle du lieu. Comme si chaque regard transpirait de ce que nous avions fait.
Le regard d’Annie lui semble plutôt vide quand elle l’aperçoit dans le miroir des toilettes. Des cernes violacées creusent ses orbites. Ses yeux, jadis grands et en amande, ont rétréci et perdu de leur éclat. Cela ne l’attriste pas. Elle ne se trouve plus vraiment d’intérêt. Des cheveux fous encadrent son visage pâle, elle qui se maquille chaque jour que Dieu fait.

Un soir, une gentille infirmière est passée chercher Annie qui s’est laissée conduire de bonne grâce dans un bureau impersonnel, au mobilier puant le neuf et laid. La psychiatre lui a posé tout un tas de questions auxquelles elle n’avait pas réfléchi ou n’était pas en état de réfléchir. Comme si on savait toujours comment on se sentait précisément à chaque foutu moment de sa vie, comme si on passait son temps à se regarder le nombril à chacun de ses gestes, et comme si on avait une belle explication rationnelle et logique à chacun de ses actes. A certaines questions Annie a refusé de répondre. Elle les avait déjà racontées ces histoires sinistres, elle n’avait aucune envie de reprendre ces récits funestes dans lesquels elle avait tout sauf le beau rôle. Elle se donnait l’impression d’être un otage à qui on voulait absolument faire cracher le morceau. Tout ce qu’elle se bornait à dire, c’est qu’elle ne regrettait rien et que si c’était à refaire, elle le referait, mais sans fausse note cette fois-ci. La seule solution était donc de l’enfermer.
La psychiatre a demandé d’où lui venait cet air de se moquer de tout. Annie s’est sentie flattée. Fidèle à cette image, elle s’est contentée de hausser les épaules en disant qu’elle aimait prendre du recul. Annie aimait se représenter comme l’un de ces deux petits vieux du Muppet show qui, installés au balcon, commentaient le spectacle avec détachement, et sans jamais vraiment y participer : Statler et Waldorf.

Du bruit et de la lumière en face, de la visite pour l’ectoplasme en pyjama bleu ciel ? Ca parle un peu fort au goût d’Annie. Un gros et grand infirmier se tient face au lit. Il sourit et semble sympathique. Il ressort. Au fond de la grande salle, contre le mur, une femme sans âge, les cheveux mouillés, sourit. Elle croit qu’elle fait une visite de courtoisie dans l’unité ? C’est ici le dernier salon où l’on cause ? Elle suit une infirmière qui, cachée auparavant par le mur, sort de la chambre. Le conversation semble agréable et animée. Le service s’anime joyeusement autour de la chambre 403 ou 408, Annie a la vision un peu trouble. Apparemment, on rit aussi en psychiatrie.
Dans la cellule d’Annie, on vient de pleurer.
C’est ça la vie, il paraît : du rire, des larmes et de la merde. Du début à la fin. Alléchant programme !
Dans la chambre en face, la femme qui sourit est assise sur le siège noir molletonné, celui destiné au invités. Elle tient son sac sur ses genoux. Ses jambes sont croisées. De ses doigts elle démêle ses cheveux. L’infirmière réapparaît avec un dossier qu’elle ouvre sur la desserte roulante, la femme s’approche et toutes les deux disparaissent vers la droite dans le fond de la chambre où sûrement se trouve allongé le pyjama bleu ciel.

Annie savait maintenant combien de temps durerait son incarcération : une semaine. Une semaine à faire quoi ? Une semaine pour quoi ? Pour laisser le monde tourner sans elle, pour lui prouver qu’il n’a pas besoin d’elle ? Une semaine pour espérer qu’à son retour sur terre tout aurait changé ? Et ensuite deux minutes pour retomber dans la réalité et rêver à nouveau de l’impalpable éther ?
Une semaine pour faire le point et prendre des décisions. Ensuite : l’éternité pour n’en rien faire et tout laisser comme avant.
L’échec.
Annie sentait venir l’échec. Elle rêvait d’un nouveau départ, elle voulait y mettre toute sa force et son courage mais certaines choses ne peuvent s’accomplir que si plusieurs énergies se conjuguent et vont dans le même sens. Or, Annie se sentait seule. Désespérément seule. Les dialogues qu’elle amorçait ne menaient à rien. Elle avait l’impression de jouer contre un mur, chaque parole lui revenait. Les mots se croisaient sans jamais s’atteindre.

Elle voulait juste échapper à la souffrance. Elle avait manqué son coup, à double titre : premièrement elle vivait toujours et secondement ce reste de vie restait d’une douleur immense.
Qu’est-ce qui l’attendait de l’autre côté ? Y avait-il toujours une place pour elle dans la vie ? et dans l’amour ? Serait-ce la même place ou pire ou meilleure ? En attendant, juste au cas où, elle répondait systématiquement par l’affirmative quand l’infirmière de nuit lui demandait si elle avait du mal à dormir. Soigneusement elle rangeait les petites pilules recrachées dans la poche de son survêtement. A la fin de la semaine, elle en aurait cinq au moins. Il y aurait toujours moyen de faire quelque chose de cela. Son pragmatisme et son esprit d’organisation la faisaient sourire.

C’est alors que Marie-Louise a débarqué. Comme ça, sans crier gare. Marie-Louise est la dame qu’Annie avait prise au départ pour une visiteuse, tellement elle semblait contente d’être là. Marie-Louise est bavarde. Très. Trop. Elle a demandé à Annie : «Et vous, pourquoi vous êtes là ?». Annie a poliment mais fermement refusé de lui dire. Ca ne la regardait pas, bordel ! Occupe-toi de ta vie et je m’occuperai de ma mort, connasse !
Mais Annie étant une file polie, seuls des mots polis, policés, choisis, sont sortis de sa bouche. Jusqu’à ce qu’une infirmière, Al Hamdoullah ! vienne prendre notre Marie-Louise par le coude et l’emmène s’encadrer dans la chambre d’en face.
Annie ne la voit plus, même quand elle passe. Elle l’entend encore mais ça ne va pas durer. Elle apprend de mieux en mieux à abstraire le monde, à défaut d’avoir su s’en abstraire.

Le lendemain, en sortant de la douche, Annie a revu l’homme au pyjama bleu. Il avait troqué son costume concentrationnaire pour un jean délavé et un t-shirt mou. Son visage était gris. Il était assis face à la télévision, regardait les mauvaises nouvelles en secouant la tête par moments.
A côté de lui, un géant blanc et barbu qu’Annie avait déjà remarqué. Il passait souvent dans le hall et recevait régulièrement des appels téléphoniques. Il semblait être là à demeure tant il y paraissait à son aise, arborant fièrement un ventre de femme enceinte. Annie voulait s’amuser à imaginer ce qu’il pouvait cacher sous son t-shirt mais son imagination, jadis fertile et improbable, lui manquait et la fatigue était trop grande.
Une vive lumière l’a réveillée . Un homme a posé un plateau sur la tablette. «Vous voulez du piment Annie ?».
Pour la première fois depuis longtemps, Annie a rit de bon coeur. Le roquefort au saut du lit, sans problème, mais le piment, sans façon ! Elle a continué de sourire en mangeant son yaourt et croqua dans sa pomme en pensant au vrai goût des pommes, celles qu’elle allait ramasser avec ses parents lorsqu’elle était enfant.
Ce jour-là, elle est à peine parvenue à lire. Sa mâchoire tremblait de façon spasmodique et il lui semblait que le bas de son visage se raidissait. Elle n’a plus eu envie de pleurer mais elle avait du mal à rassembler ses idées. La porte de sa cellule est restée fermée toute la journée.

Elle s’est éveillée le soir, toute à la joie d’avoir de la visite. Elle se sentait euphorique et un peu honteuse de cette joie chimique, incontrôlable, injustifiée aux yeux de son compagnon qui souffrait. Elle avait envie de rire, de plaisanter : elle était vivante. Pour lui, elle était celle qui était presque morte, «undead». Pour le moment, ils étaient chacun sur une rive. Le contact ne pouvait pas s’établir.

Toujours rien à dire à la psy.
«C’est fort, le truc que vous m’avez donné.
Je ne m’attendais par à cette question.
... (C’est pas une question, connasse... pense Annie)
Fort en quoi ?»
Annie sourit et retient son «Fort en chocolat !». Elle se sent aussi défoncée que quand on trouvait encore du noir afghan comme s’il poussait au pied des arbres, et que l’on roulait en un fin bâtonnet qui se consumait un peu plus lentement que le tabac, laissant une petite antenne dépasser du bout de la cigarette.
Cette nuit-là, Annie aurait été bien incapable de dire si elle avait dormi ou non. Elle se tournait et se retournait dans son lit (elle avait encore épargné un somnifère). Les pensées allaient à toute vitesse dans sa tête, elle ne contrôlait rien.

L’infirmière du matin a les yeux vairons. Comme David Bowie. Annie se retient de lui en faire la réflexion. Elle avale sa petite pilule rose. Elle se demande comment sera le monde quand elle ne sera plus droguée. Reprendra-t-il ses ternes couleurs ? Devra-t-elle substituer aux médicaments des drogues tout aussi efficaces mais moins remboursées par la sécurité sociale ? Aura-t-elle le courage de repeindre son monde en rose tant que la béquille antidépressive lui sera administrée ?
Ca parle haut dans la salle de repos du personnel soignant : trop de travail, trop de stress, besoin de vacances.
«S’il vous plait ! S’il vous plait !»
Annie voit Marie-Louise apparaître dans le champ délimité par l’encadrement de sa porte. Elle disparaît derrière le mur de droite. Elle dit quelque chose à propos de la douche et d’un malade. Les infirmières traversent le hall presque en courant. La voix d’un homme se fait entendre à travers la porte. C’est le géant au gros ventre. Fausse alerte. Marie-Louise a crié au loup.
Le zombie désormais plus en pyjama bleu ciel passe devant la chambre d’Annie. Ils s’échangent un boujour. Il passe et repasse plusieurs fois, traversant le hall comme une âme en peine. Des blouses blanches traversent le hall, le ballet quotidien. En face, la porte de chambre 307 reste fermée. Annie n’arrive pas toujours à lire le numéro. Encore un effet des psychotropes : un coup tu vois, un coup tu vois pas - Coucou ! - caché ! -
Elle se demande ce que ça va donner dans la vie réelle, tout ça. Elle a un peu peur de sortir.

D’un coup, un drôle de brouhaha a envahi l’unité d’accueil psychiatrique. Annie ne lève pas les yeux. Elle entrevoit des silhouettes qui passent. Elle entend le psychiatre donner des informations sur l’unité. A coups d’oeil furtifs, Annie découvre le groupe : des étudiants, certains en blouse blanche, d’autres qui ont l’air de touristes fraîchement débarqués, cheveux longs et sacs à dos. L’un d’eux lui rappelle un médecin, entouré d’étudiants encore boutonneux, qu’elle avait vu parader et pérorer dans un autre service. Il s’était penché sur un lit, avait échangé trois paroles avec un couple tenant un nourrisson et il avait lâché, comme une fée jette un sort à un nouveau né : stridor. Puis il s’en était allé comme il était venu, nimbé de ses disciples.
Annie fixait son livre avec obstination, allongée sur son lit, n’osant pas bouger un cil. Si elle restait parfaitement immobile, elle finirait peut-être par disparaître, par se fondre dans le décor. Elle avait honte d’être là, dans cette unité psychiatrique , dans la chambre dite «évolutive», sans fenêtre, sans lavabo, avec une lucarne à la porte.
Elle avait pourtant choisi de rester dans cette cellule. On lui avait proposé une autre chambre mais elle appréciait cette forme de confinement, cette chambre à l’écart des autres mais qui en même temps offrait un point de vue intéressant sur l’unité. Dans cette chambre, elle se sentait à la bonne distance des gens et des choses : pas trop loin, mais en dehors.
Lorsque les étudiants se sont éloignés vers le couloir, Annie a sauté de son lit pour aller fermer sa porte. Elle s’est recalée bien vite dans son nez et a replongé son nez dans son bouquin. Lorsque l’expression «chambre évolutive» s’est à nouveau fait entendre dans le hall, elle a levé la tête et a lancé son regard le plus noir aux trognes collées à la lucarne. Elle avait envie de gueuler : «Eh ouai ! C’est moi ! La folle furieuse ! je suis un danger pour moi-même et je vous emmerde !» Puis les visages se sont effacés, les silence est revenu, enfin.

Le zombie ex-bleu ciel parlait avec une infirmière. Elle lui a tendu des papiers. Il partait. Déjà. Annie était toujours là. Le temps d’ajuster son traitement, lui a-t-on dit. Pour la garder un peu plus longtemps en vie, a-t-elle pensé, pour la punir. T’avais qu’à les avaler plus vite tes comprimés ! T’as pris ça pour des chocolats ? Eh ben voilà, paye maintenant !

Le service est agité cet après-midi. Les gens parlent, bougent. Pour la première fois depuis son arrivée, Annie est sortie. Elle a déroulé la couverture autour de ses pieds, a enlevé son gilet et elle est sortie. Bertrand l’a guidée jusqu’à l’extérieur, lui assurant qu’il faisait chaud dehors. Elle grelottait depuis trois jours.
Boire un café, s’asseoir sur un banc cinq minutes près de lui et laisser le soleil réchauffer sa peau : un plaisir sans nom, un moment de grâce. C’était bon de vivre, finalement.
Mais que sera le monde après les drogues ? Trop shootée pour que ça l’angoisse, pas assez pour oblitérer la question. Et cette autre question, associée à la première, la conditionnant même : l’aime-t-il encore ?
Les questions étaient là, lui collaient au cerveau comme de la glu. Où donc étaient les réponses ?

Quatre femmes occupent les deux chambres d’en face : dans celle de gauche, il y a Lina, la femme vide, et une jeune femme qui ne sort pas de son lit et qui semble beaucoup souffrir. Celle de droit abrite une femme blonde d’une cinquantaine d’années qui parle fort, trop fort, qui change de vêtements cinq fois par jour et qui est venue coller sa figure au hublot d’Annie. «Casse-toi, vieille conne ! Casse-toi ! Putain !» Visiblement, la colère était toujours là. L’autre lit de la chambre 307 était occupée par une petite femme sans âge, en chemise de nuit, qui se déplaçait comme sur un tapis roulant. Annie était incapable de dire si cet ectoplasme en chemise était Marie-Louise ou non.
Il n’était même pas vingt heures que ces deux chambres affichaient porte close et lumières éteintes. Annie a continué de lire jusque vers minuit. Ses yeux la brûlaient mais elle savait que le sommeil ne viendrait pas si facilement. Elle a bien sûr accepté le somnifère que lui a tendu l’infirmière.

Annie s’est réveillé comme toujours vers quatre heures du matin et a attendu sagement qu’on vienne prendre sa tension et lui apporter son petit déjeuner : une petite pilule rose et deux sachets de café lyophilisé dans un grand bol d’eau chaude.
Un échalas plutôt jeune en survêtement trop court et au crâne orné de motifs compliqués dessinés à la tondeuse, errait dans le hall, agaçant visiblement les infirmières. Annie a juste entendu un «Otez votre main de là Monsieur s’il vous plaît.» Elle a fermé la porte de sa chambre, pas envie de s’engluer ce cas désespérant.
Pour la première fois, elle n’avait pas froid et a pu rester en manches courtes, sans gilet, sans couverture. Elle se sentait comme un vertige et des tremblements à l’intérieur, comme quand elle buvait trop de café, avant. Elle se sentait alerte et lucide quoiqu’une indicible fatigue bourdonnait tout au fond d’elle.

L’agent sanitaire nettoyait le sol du hall, allant et venant entre sa collègue installée dans le bureau et son chariot dont Annie ne percevait que le seau rouge surmonté d’un drôle d’engin à manivelle pour essorer la serpillière. Un chouette cadeau pour Gudule.
Cette version hospitalière du balayeur de Tati, allant du seau à sa collègue et de sa collègue au seau faisait sourire Annie.

Une jeune femme, enveloppée dans un peignoir blanc, l’air hagard, la bouche ouverte, les cheveux défaits, traverse le hall d’un pas mal assuré : c’est la roommate de Lina. La douleur se lit partout : sur son visage, sa posture, son allure. Annie a mal de la voir si mal : «Prends une tit pilule rose ! Efface ta peine et vive les paradis artificiels !» Elle discutait avec l’infirmière, essayant de négocier une sortie anticipée. Annie se dit qu’elle a plutôt besoin d’une cellule comme la sienne pour la protéger du monde, la contenir, l’extraire un moment de tout ce qui tourne autour sans se soucier d’elle.
Annie referme sa porte. Sa tête lui semble étrangement vide, elle a du mal à rassembler ses idées.

Il avait fait le ménage dans la chambre, avait retrouvé des comprimés un peu partout, résultat navrant de leur grotesque lutte. Apparemment elle l’avait choqué, traumatisé peut-être. Etaient-ils enfin quitte ? Ils allaient peut-être pouvoir repartir à zéro, chacun portant le poids de la défection de l’autre. Ou bien tout cela était le point de rupture enfin trouvé. Annie ne savait pas s’il resterait près d’elle malgré cela, ou à cause de cela.
Des questions, des hypothèses. Et toujours pas la moindre réponse à l’horizon. Annie savait qu’il valait mieux ne plus penser à l’avenir.

Dans un quart d’heure il serait là. Elle était assise sur son lit, son sac à côté d’elle. Elle regardait sa chambre, ne savait si c’était vraiment le moment de la quitter. Elle était partagée entre le désir de sortir, de vivre, de s’inventer une nouvelle façon d’être au monde et la crainte de n’être pas à la hauteur, de flancher encore.
Quand il est apparu devant la porte, elle a souri, s’est levée et l’a suivi. Un flot de paroles débordait de sa bouche, elle voulait savoir tout ce qu’elle avait raté, elle parlait de la vie, de cette nouvelle chance qu’elle avait, elle faisait des projets. Il semblait rassuré. Il l’a prise dans ses bras : «Bon retour chez nous.»

Dans sa poche, ses doigts jouaient malgré elle avec les comprimés économisés.