vendredi 13 février 2009

Un vrai cordon bleu !

Ca leur plaît. Ils aiment. Ils adorent. Regarde comment François imbibe son pain de sauce, s'en mouille le bout des doigts. Les dents de Cynthia broient la viande avec application, on entend jusqu'au bruit que fait sa salive en se mélangeant à la nourriture. Les convives mastiquent, écrasent, hachent la chair rosée. De temps en temps une langue rose cherche sur une lèvre humide et grasse un morceau qui manque s'échapper. Par l'interstice qui s'ouvre par moments entre deux mâchoires, le regard indiscret peut voir tourner dans une bouche les aliments réduits en bouillie.
Julia ne mange pas. Elle observe ses amis qui se délectent du goulasch qu'elle a préparé pour eux. Elle joue avec le pied longiligne de son verre. Elle sourit. Les compliments pleuvent.
- Dis-donc Juju, qu'est-ce que c'est bon !
- Un vrai cordon bleu ma petite femme !
Pierre lâche un instant sa fourchette pour passer sa main dans le dos de Julia. Elle frissonne.
Et Pierre de raconter, fier et amoureux, comment son épouse s'enferme dans la cuisine pendant des heures chaque fois qu'elle confectionne un de ces petits plats qui ravissent tant leurs amis.
- J'ai toujours rêvé d'une femme qui me chasse de la cuisine, et qui dise toujours oui quand j'ai envie d'elle !
- C'est vrai, t'es tombé sur la perle rare mon cochon !
Cynthia rit. Elle a un peu sauce au coin gauche de sa bouche qu'elle ouvre si grand qu'on peut voir qu'elle n'a pas fini de mastiquer un morceau de viande mélangé à du pain.
François, l'ami de toujours, le copain d'école puis d'université. Pas deux doigts de finesse. Aucune délicatesse. Célibataire depuis Mathusalem, au moins. Et pour les siècles des siècles, amen.
Julia sourit toujours, tend la main vers François. Il lui donne son assiette. Elle le ressert. Elle ne répond jamais aux provocations de son mari, ni à celles de son ami. Il y a bien longtemps qu'elle a cessé de parler de ses principes avec eux. Féministe jusqu'au bout des ongles, elle n'aurait jamais laissé passer de tels propos dans un dîner en ville ni à l'hôpital où elle travaille. Elle n'abdique pas son engagement ; elle le met en sommeil lors des repas avec François et Cynthia, leurs plus proches amis.
Elle ne mange toujours pas. Autour de la table, les potins vont bon train. Cynthia parle de sa DRH qui s'habille si mal, qui est grande, qui est blonde, que tout le monde regarde surtout son abruti de mari quand il l'attend en voiture à la sortie du travail. François raconte comment il a mouché son collègue Fred, celui qui a une voiture de sport qui coûte un an de salaire. C'est sûr, ses gosses n'ont rien à bouffer, et puis ils feront pas d'étude. Pierre donne la réplique, à l'un, à l'autre, parfois aux deux qui parlent en même temps. Il est heureux, lui, de travailler seul dans son cabinet d'architecte.
- Au moins, t'as pas de souci avec tes collègues.
- C'est clair. Je gère mes clients, mon emploi du temps comme je l'entends. Personne pour m'emmerder...
Il glisse un regard par en-dessous à Julia. Encore une blague pourrie. Elle continue de sourire. Depuis le début du repas, elle n'a pas décroché un mot. Ni mangé.
- Ca ne va pas ma bichette ? tu n'as rien mangé.
- Pourtant, c'est délicieux ! encourage Cynthia qui suinte le gras par tous les pores de sa peau.
- Vous savez, quand on cuisine...
- C'est vrai, quand on cuisine on n'a plus faim après. C'est toujours comme ça pour moi : je goûte, je regoûte, je rectifie l'assaisonnement, je goûte encore....
C'est formidable, les amis, on n'a même pas besoin de finir ses phrases avec eux, ils le font pour vous.
Ceux-là se fichent bien qu'elle n'ait pas pipé mot de tout le repas, du moment qu'elle l'a préparé.
Julia n' entend plus leur brouhaha.
Elle pense à son travail.
A l'hopital.
Elle est infirmière au bloc opératoire. Son rôle n'est pas d'aider les patients à guérir. Elle s'occupe des cadavres. Plus précisément des donneurs d'organes. C'est elle qui suture les corps, afin qu'ils soient présentables pour la famille. La mort est son métier : elle referme les gangues vides que sont devenus les donneurs. Une fois que l'équipe de prélèvement a déserté le bloc pour aller sauver une autre vie, elle se retrouve en tête à tête avec le cadavre, souvent jeune, d'un plus malchanceux, une carcasse vidée comme un poulet, sans yeux, parfois même sans visage. Parfois elle les hait, ces corps immondes, dépouillés, pillés, encore plus morts qu'avant. Parfois elle leur parle, les bichonne, quand c'est une jolie jeune fille, un beau jeune homme qui la regarde de ses yeux vides. Une fois, elle s'est occupée d'une femme d'environ trente-cinq ans, sans cœur, sans foie, sans poumon, sans rein, sans tête de fémur, et qui avait eu l'idée de se pendre, de façon que ses organes restent tous utilisables. Elle l'a regardée longuement, dans ses yeux exorbités, a cherché d'où venait un tel don de soi. Emue par cette générosité, elle l'a recousue avec soin, comme si elle allait se réveiller. Puis elle l'a remerciée, sincèrement, pour ce qu'elle avait fait.
Bien sûr, Julia ne parle jamais de son travail, quand tous les autres la saoulent avec leurs occupations. Elle a essayé, par le passé, de parler de ces personnes merveilleuses qui livrent ce qui reste de leur corps aux mains des chirurgiens, de son travail qui consiste à effacer les traces du viol chirurgical. Mais les convives souvent s'arrêtent de manger, fouillent leur assiette du bout de la fourchette comme s'il s'agissait de l'un de ces cadavres, ou restent avec la fourchette suspendue entre l'assiette et leur bouche, l'appétit coupé. Ils sont gênés de manger, de vivre, quand d'autres meurent prématurément. Culpabilité idiote, angoisse de la finitude, vertige de la contingence. Imbéciles.
Alors Julia se tait. Elle cuisine. Elle sert. Elle sourit.
Elle revoit ce jeune homme allongé sur la table hier après-midi. On aurait dit qu'il dormait. Alors qu'elle s'apprêtait à refermer le haut de sa cuisse, Julia est restée l'aiguille en l'air. Elle a admiré cette chair encore rouge qui palpitait de vie seulement quelques instants plus tôt. Elle a passé sa main à l'intérieur de la cuisse évidée. L'équipe de chirurgie était partie depuis plusieurs minutes. Elle s'est saisie du scalpel qui était encore sur la tablette et lentement, délicatement, comme pour ne pas le blesser, elle a détaché des morceaux de chair de l'intérieur du membre. Puis elle a suturé la plaie. Calmement, elle a placé les bouts roses dans une glacière destinée aux transplantations. Les couloirs du service étaient vides. Elle est rentrée chez elle, par le chemin habituel. Un léger sourire flottait sur son visage.
- Ah vraiment Julia, il faut que tu me donnes la recette de ton goulash , demande la grosse Cynthia.
- C'est un secret, répond Julia en souriant.

2 commentaires:

Anaïs a dit…

Quand tu reviens, c'est fort, c'est très fort! Tout ce que j'aime et qui te ressemble tellement!!!!!
Bravo.
Si j'osais, je te dirais que tu devrais écrire... :-)

ramasse-miette a dit…

merci Anais, mais je te soupçonne de ne pas totalement exercer ta sagacité légendaire sur mes histoires. C'est pas grave, va, j't'aime bien quand-même !