- Attends-moi là, j’en ai pour 5 minutes.
Betty avait tourné un bout de temps dans le quartier avant de trouver la place idéale, au fond d’une allée, derrière l’école. Elle avait laissé sa tante poireauter dans la voiture, au cas où un parent d’élève l’aurait reconnue.
Elle l’aimait vraiment bien sa tante Marie, son exubérance la faisait rire. Elle était tout ce qu’elle n’avait jamais osé être. Mais de là à sortir en public avec elle, il y avait un pas qu’elle n’était pas prête à franchir...
Betty rejoignait à pas pressés la foule des parents qui attendait devant l’école. Elle en connaissait quelques uns qu’elle salua poliment. Elle serra des mains, fit quelques bises. Ces gens n’étaient pas ses amis mais elle entretenait ces relations avec les autres parents par amour pour ses enfants, persuadée que leurs amitiés étaient conditionnées aux siennes. Il faisait plutôt frais, le vent de novembre s’était levé et semblait s’être installé dans les rues étroites de la petite ville. Betty serra un peu plus les pans de sa veste, elle détestait le froid, surtout le vent qui s’engouffre sous les vêtements sans qu’on puisse rien y faire. Elle détestait la chaleur aussi, d’ailleurs. La sueur était sans doute la chose qui la dégoûtait le plus au monde.
Lorsque le portail s’ouvrit enfin, elle laissa passer la foule de ceux qui se précipitent quand on leur ouvre la porte, sans savoir vraiment pourquoi, dans un élan grégaire qu’elle avait toujours méprisé. Elle entra tranquillement dans l’école et se dirigea vers la classe de son Quentin. Comme chaque jour, elle prit le temps de demander à l'institutrice comment la journée s’était passée, puis elle ressortit, son fils à la main, écoutant attentivement le récit de ses exploits du jour.
Le retour à la fraîcheur de la rue fut plutôt brutal : de l’autre côté du trottoir, tatie Marie leur faisait de grands signes et appelait de sa plus haute voix «Quentinououououou !».
Betty crut mourir de honte. Elle aurait dû l’enfermer dans la voiture ! Les parents qui sillonnaient les trottoirs alentour ne pouvaient s’empêcher de jeter un oeil curieux, amusé, choqué, libidineux sur Marie qui visiblement ne craignait pas tant le froid que sa nièce.
Quentin quant à lui, à mille lieues de ces considérations bien pensantes, courut vers sa grand-tante qui lui colla un généreux baiser sur la joue et le prit par la main. Betty hurla comme une bête blessée lorsqu’il traversa la rue en courant, laquelle était d’ailleurs tellement embouteillée que les voitures ne bougeaient pas d’un pouce. Le cri de la mère apeurée n’eut donc d’autre effet que de focaliser toutes les attentions sur les joyeuses retrouvailles de Marie et Quentin.
Pourquoi tu t’es garée si loin maman ?
Betty ne répondit pas. Elle marchait les dents serrées derrière sa tante et son fils qui devisaient joyeusement, main dans la main. Les enfants ont cette chance de savoir accueillir et accepter sans juger.
Marie sentait bien que Betty était gênée par sa présence. Elle se sentait comme une enfant prise en faute à chaque regard que lui lançait sa nièce. Elle n’avait pas les bonnes manières, pas le bon langage, pas l’air qu’il fallait et nulle part d’autre où aller. Tout le monde lui avait tourné le dos, à elle qui l’avait si souvent tendu aux autres. Elle n’était pas stupide, elle voyait bien ce qui se passait mais elle n’avait pas le choix : elle devait coûte que coûte se faire accepter dans cette famille le temps de se refaire, le temps que son avocat lui récupère ses biens et qu’elle puisse repartir vivre sa vie. En attendant, elle était bien décidée à décoincer tout ce petit monde, et surtout sa cul-cousue de nièce qui voulait régenter la vie de chacun. Elle se croyait bien supérieure la petit Betty avec sa belle maison, ses charmants enfants, son séduisant mari et avec son prénom de pute trisomique !
Marie en connaissait long sur la vie. Elle savait ce que c’était que de travailler pour vivre, de travailler dur pour réussir. Et en un sens, elle avait réussi, seule. Seule elle avait construit sa carrière, elle était devenue célèbre et aimée. Elle s’était levé le cul pour gagner son fric, elle ne devait rien à personne. Combien de fois elle avait pleuré d’épuisement à la fin d’une journée de travail, où son corps malmené la faisait terriblement souffrir, lui rappelant le vrai sens de ce mot : travail. Combien de fois elle avait manqué s’évanouir dans les toilettes, au rappel douloureux de son anus surmené. Combien de fois elle s’était gavée de glace et de tranxene pour faire taire tout ce qui criait en elle.
Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Elle était devenue riche, elle avait beaucoup d’amis et d’admirateurs. Elle faisait la fête très souvent. On l’invitait partout. Jusqu’au jour où elle trouva en Julien l’apaisement, la compréhension, la tendresse, la compassion. Elle n’était plus seule le soir dans son lit. Quelqu’un l’attendait, enfin. Elle connut les baisers et les caresses désintéressées, les confidences sur l’oreiller et les soirées à regarder la télévision.
Elle travaillait toujours autant, mais son Julien l’épaulait, la rassurait.
Pour rien au monde elle n’aurait laissé fuir ce bonheur-là. Cet homme était son homme. Elle l’aimait.
Puis il vida un à un tous ses comptes et sortit de sa vie comme il était apparu, tel un songe. Alors les larmes revinrent, et la douleur. Elle fit tout ce qu’elle put pour quitter ce monde et arriva chez Betty, l’ultime recours, la roue de secours.
Cela faisait une semaine que Marie vivait chez les Guerier-Rocquebert et ce matin, elle avait décidé de prendre sa journée en main. Elle se leva d’excellente humeur et trouva comme à son habitude sa nièce affairée dans la cuisine, lavant, épluchant, coupant en vue du déjeuner. Elle prit place sur le tabouret en face du plan de travail et la regarda en silence tout en buvant son café. Betty semblait soucieuse face à ses légumes, une ride se creusait entre ses sourcils fins et une veine battait contre sa tempe. Elle non plus n’avait pas une vie facile, toujours au service des autres, d’autres qui ne la voyaient même plus. Marie se sentit d’un coup solidaire de cette femme niée, elle observait les mains fines et blanches aux ongles trop courts, marbrées de veines bleutées, qui perdaient leur délicatesse dans les tâches ménagères. Des mains de pianiste.
Tu joues toujours du piano, Betty ? je me souviens que tu étais très douée.
Betty leva les yeux vers sa tante, un sourire aux lèvres. Elle posa son couteau. Son regard effleura un instant les murs et sembla vouloir se perdre au-delà, dans le salon ou trônait le grand piano.
Ca fait des années que je n’ai plus joué mais les enfants apprennent. Valérie se débrouille plutôt bien et Quentin sait jouer «au clair de la lune» avec un doigt !
Mais pourquoi tu ne joues plus, toi ?
Oh la la, c’est que je n’ai plus le temps pour ça tu sais, dit Betty en souriant franchement. C’est beaucoup de travail, une famille ! Tu vois bien que je suis toujours en train de faire quelque chose...
Bon.
Marie sortit dans le jardin fumer une cigarette. Encore une sale habitude qui dressait entre elle et eux une barrière, un écran de fumée. Par la baie vitrée, elle continuait à regarder Betty dans sa cuisine, dans son rôle trop rodé de mère et d’épouse modèle. Pour elle, jamais un facteur ou un plombier de cinéma. Quelle tristesse !
Elle jeta dans le jardin du voisin, en prenant bien garde de ne pas être repérée.
Hé Betty ! Tu as prévu quelque chose cet après-midi ?
Heu... je dois passer au pressing, faire un gâteau pour la fête de l’école et j’ai du repassage en retard. J’ai une vie bien remplie comme tu vois ! En plus pour ce soir j’ai prévu des lasagnes, il faut que je prenne le temps de les préparer.
Pour une fois Betty, tu peux pas laisser tomber tout ça ? Ca fait des années qu’on ne s’est pas vues et tu m’héberges donc cet après-midi, laisse-moi m’occuper de toi.
Mais je ne peux pas ! il fallait me prévenir avant, que je puisse m’organiser !
Arrête un peu, madame la surmenée ! Ton ménage et ta bouffe vont pas se sauver et personne fera ça à ta place.
Elle la prit par les épaules et planta ses yeux dans ceux de sa nièce :
Allez ma grande... dès que tes enfants sont retournés à l’école cet après-midi, tu m’accordes un peu de temps.
Betty baissa les yeux et articula un «mouais» peu convaincu. Elle craignait de perdre son temps à ne rien faire avec sa tante et en même temps elle se disait que ça faisait bien longtemps qu’elle ne s’était pas un peu amusée, entre filles.
Rongée à l’avance par la culpabilité d’abandonner son foyer pendant trois heures, Betty prépara le repas à la vitesse grand V et parvint même à repasser la moitié des vêtements qui attendaient dans le panier. Sous l’oeil amusé de Marie, elle allait dans tous les sens, avec l’énergie et l’excitation d’une petite fille qui fait vite ses devoirs avant d’aller jouer.
Elle pressa les enfants de manger et fit la vaisselle en un temps record.
Lorsqu’enfin les deux femmes déposèrent Valérie et Quentin à 13h30, elles se regardèrent et se mirent à rire, de la gaieté folle des jeunes filles. Betty baissa le miroir de courtoisie et fit une moue en essayant de réajuster sa queue de cheval.
Pour commencer, je t’emmène chez le coiffeur ma chérie. Tu ne ressembles à rien comme ça.
J’ai pas que ça à faire, répondit Betty, un peu vexée.
Chez le coiffeur où Betty se laissa traîner avec une mauvaise grâce feinte, Marie insista pour qu’on lui fît aussi les ongles et qu’on la maquilla. Betty choisit un vernis discret au reflets nacrés et accepta un maquillage léger qui mettait en valeur ses grand yeux verts.
Marie la contemplait comme un maître son oeuvre et Betty souriait de se découvrir une beauté qu’elle avait oubliée depuis bien longtemps. Les deux femmes s’installèrent à une terrasse de café. Marie montrait les hommes à Betty qui riait comme une adolescente des regards appuyés de certains messieurs. Elles durent courir pour être à l’heure à l’école. L’humeur était joyeuse, enjouée même. Quentin ne quittait plus sa mère du regard et lui répétait à loisirs qu’elle était belle. Valérie courtisait sa grand-tante, espérant elle aussi se voir offrir une séance de relooking.
Betty prépara les lasagnes avec plus d’entrain que jamais, en prenant garde à ses ongles toutefois. Marie consentit à l’aider en mettant la table avec les enfants, puis elle reprit sa place au bar et sirota son éternelle suze cassis.
Benoît rentra fort tard, comme à son habitude. Il s’assit en face de son épouse qu’il complimenta autant qu’il le pouvait. Il était heureux de retrouver la femme qu’il avait tant aimée 15 ans auparavant. Ses cheveux chatains bouclés, ses yeux verts si grands lui rappelaient combien il avait pu l’aimer, avant. Il lui tourna autour, l’embrassa dans le cou, lui lançait des oeillades qu’il réservait aux autres depuis dix bonnes années. Il en oublia même la sulfureuse présence de Marie qui pour ce moment n’était plus qu’une vieille tante inoffensive qui soufflait dans leur foyer un vent de réconciliation et de sensualité.
Marie perçut très vite le changement du regard de Benoît et fit tout son possible non seulement pour se faire oublier, mais aussi pour s’occuper des enfants. Ces derniers se laissèrent volontiers faire, touchés par la grâce qui ce soir-là enveloppait leur foyer. Ils regardèrent avec Marie une émission de télé-réalité dont elle connaissait quelques participants sur lesquels elle avait quelques anecdotes savoureuses à partager. Puis ils allèrent docilement se coucher, en prenant soin de ne pas déranger leurs parents, occupés à s’embrasser dans les coins tout en rangeant plus ou moins la cuisine.
La grâce se prolongea le lendemain matin ou Benoît et Betty, les amants magnifiques, prirent ensemble leur petit déjeuner en se souriant.
Lorsque Betty rentra de l’école, Marie avait rangé la cuisine, il n’y avait plus trace du petit déjeuner que Betty avait pour une fois laissé traîner en partant.
La paix était revenue, grâce à quelques fards et onguents. ll avait suffi de quelques soins esthétiques pour redonner au quotidien de cette petite famille les couleurs qu’il avait perdues. Mais, à l’image de ces artifices, on devine vite que tout cela n’est que vernis posé sur de la crasse, et qui tient d’autant plus mal que le support est graisseux et poussiéreux. Malgré cette conscience du mensonge, les époux et les enfants Guerier-Rocquebert se délectaient de ce moment fragile où l’harmonie retrouvée leur permettait de rêver à un avenir paisible. Betty s’accrocha à son maquillage et à sa nouvelle coiffure quelques jours durant. Jusqu’à ce que le poids du quotidien reteinte de fadeur son visage et sa tenue. Benoît tint bon lui aussi et se contenta d’honorer sa femme en reléguant tout au fond de son esprit ses conquêtes inachevées.
Mais les préoccupations de l’une, les penchants de l’autre reprirent bien vite leur place dans la routine qui se réinstallait. Marie, la bonne fée Marie, ne parvint plus à rallumer l’étincelle, on ne fait pas revenir à la vie ce qui depuis longtemps est mort et enterré. Fantôme d’amour et de désir, illusion de terre promise. Il n’y a pas de viagra sentimental.
Betty avait tourné un bout de temps dans le quartier avant de trouver la place idéale, au fond d’une allée, derrière l’école. Elle avait laissé sa tante poireauter dans la voiture, au cas où un parent d’élève l’aurait reconnue.
Elle l’aimait vraiment bien sa tante Marie, son exubérance la faisait rire. Elle était tout ce qu’elle n’avait jamais osé être. Mais de là à sortir en public avec elle, il y avait un pas qu’elle n’était pas prête à franchir...
Betty rejoignait à pas pressés la foule des parents qui attendait devant l’école. Elle en connaissait quelques uns qu’elle salua poliment. Elle serra des mains, fit quelques bises. Ces gens n’étaient pas ses amis mais elle entretenait ces relations avec les autres parents par amour pour ses enfants, persuadée que leurs amitiés étaient conditionnées aux siennes. Il faisait plutôt frais, le vent de novembre s’était levé et semblait s’être installé dans les rues étroites de la petite ville. Betty serra un peu plus les pans de sa veste, elle détestait le froid, surtout le vent qui s’engouffre sous les vêtements sans qu’on puisse rien y faire. Elle détestait la chaleur aussi, d’ailleurs. La sueur était sans doute la chose qui la dégoûtait le plus au monde.
Lorsque le portail s’ouvrit enfin, elle laissa passer la foule de ceux qui se précipitent quand on leur ouvre la porte, sans savoir vraiment pourquoi, dans un élan grégaire qu’elle avait toujours méprisé. Elle entra tranquillement dans l’école et se dirigea vers la classe de son Quentin. Comme chaque jour, elle prit le temps de demander à l'institutrice comment la journée s’était passée, puis elle ressortit, son fils à la main, écoutant attentivement le récit de ses exploits du jour.
Le retour à la fraîcheur de la rue fut plutôt brutal : de l’autre côté du trottoir, tatie Marie leur faisait de grands signes et appelait de sa plus haute voix «Quentinououououou !».
Betty crut mourir de honte. Elle aurait dû l’enfermer dans la voiture ! Les parents qui sillonnaient les trottoirs alentour ne pouvaient s’empêcher de jeter un oeil curieux, amusé, choqué, libidineux sur Marie qui visiblement ne craignait pas tant le froid que sa nièce.
Quentin quant à lui, à mille lieues de ces considérations bien pensantes, courut vers sa grand-tante qui lui colla un généreux baiser sur la joue et le prit par la main. Betty hurla comme une bête blessée lorsqu’il traversa la rue en courant, laquelle était d’ailleurs tellement embouteillée que les voitures ne bougeaient pas d’un pouce. Le cri de la mère apeurée n’eut donc d’autre effet que de focaliser toutes les attentions sur les joyeuses retrouvailles de Marie et Quentin.
Pourquoi tu t’es garée si loin maman ?
Betty ne répondit pas. Elle marchait les dents serrées derrière sa tante et son fils qui devisaient joyeusement, main dans la main. Les enfants ont cette chance de savoir accueillir et accepter sans juger.
Marie sentait bien que Betty était gênée par sa présence. Elle se sentait comme une enfant prise en faute à chaque regard que lui lançait sa nièce. Elle n’avait pas les bonnes manières, pas le bon langage, pas l’air qu’il fallait et nulle part d’autre où aller. Tout le monde lui avait tourné le dos, à elle qui l’avait si souvent tendu aux autres. Elle n’était pas stupide, elle voyait bien ce qui se passait mais elle n’avait pas le choix : elle devait coûte que coûte se faire accepter dans cette famille le temps de se refaire, le temps que son avocat lui récupère ses biens et qu’elle puisse repartir vivre sa vie. En attendant, elle était bien décidée à décoincer tout ce petit monde, et surtout sa cul-cousue de nièce qui voulait régenter la vie de chacun. Elle se croyait bien supérieure la petit Betty avec sa belle maison, ses charmants enfants, son séduisant mari et avec son prénom de pute trisomique !
Marie en connaissait long sur la vie. Elle savait ce que c’était que de travailler pour vivre, de travailler dur pour réussir. Et en un sens, elle avait réussi, seule. Seule elle avait construit sa carrière, elle était devenue célèbre et aimée. Elle s’était levé le cul pour gagner son fric, elle ne devait rien à personne. Combien de fois elle avait pleuré d’épuisement à la fin d’une journée de travail, où son corps malmené la faisait terriblement souffrir, lui rappelant le vrai sens de ce mot : travail. Combien de fois elle avait manqué s’évanouir dans les toilettes, au rappel douloureux de son anus surmené. Combien de fois elle s’était gavée de glace et de tranxene pour faire taire tout ce qui criait en elle.
Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Elle était devenue riche, elle avait beaucoup d’amis et d’admirateurs. Elle faisait la fête très souvent. On l’invitait partout. Jusqu’au jour où elle trouva en Julien l’apaisement, la compréhension, la tendresse, la compassion. Elle n’était plus seule le soir dans son lit. Quelqu’un l’attendait, enfin. Elle connut les baisers et les caresses désintéressées, les confidences sur l’oreiller et les soirées à regarder la télévision.
Elle travaillait toujours autant, mais son Julien l’épaulait, la rassurait.
Pour rien au monde elle n’aurait laissé fuir ce bonheur-là. Cet homme était son homme. Elle l’aimait.
Puis il vida un à un tous ses comptes et sortit de sa vie comme il était apparu, tel un songe. Alors les larmes revinrent, et la douleur. Elle fit tout ce qu’elle put pour quitter ce monde et arriva chez Betty, l’ultime recours, la roue de secours.
Cela faisait une semaine que Marie vivait chez les Guerier-Rocquebert et ce matin, elle avait décidé de prendre sa journée en main. Elle se leva d’excellente humeur et trouva comme à son habitude sa nièce affairée dans la cuisine, lavant, épluchant, coupant en vue du déjeuner. Elle prit place sur le tabouret en face du plan de travail et la regarda en silence tout en buvant son café. Betty semblait soucieuse face à ses légumes, une ride se creusait entre ses sourcils fins et une veine battait contre sa tempe. Elle non plus n’avait pas une vie facile, toujours au service des autres, d’autres qui ne la voyaient même plus. Marie se sentit d’un coup solidaire de cette femme niée, elle observait les mains fines et blanches aux ongles trop courts, marbrées de veines bleutées, qui perdaient leur délicatesse dans les tâches ménagères. Des mains de pianiste.
Tu joues toujours du piano, Betty ? je me souviens que tu étais très douée.
Betty leva les yeux vers sa tante, un sourire aux lèvres. Elle posa son couteau. Son regard effleura un instant les murs et sembla vouloir se perdre au-delà, dans le salon ou trônait le grand piano.
Ca fait des années que je n’ai plus joué mais les enfants apprennent. Valérie se débrouille plutôt bien et Quentin sait jouer «au clair de la lune» avec un doigt !
Mais pourquoi tu ne joues plus, toi ?
Oh la la, c’est que je n’ai plus le temps pour ça tu sais, dit Betty en souriant franchement. C’est beaucoup de travail, une famille ! Tu vois bien que je suis toujours en train de faire quelque chose...
Bon.
Marie sortit dans le jardin fumer une cigarette. Encore une sale habitude qui dressait entre elle et eux une barrière, un écran de fumée. Par la baie vitrée, elle continuait à regarder Betty dans sa cuisine, dans son rôle trop rodé de mère et d’épouse modèle. Pour elle, jamais un facteur ou un plombier de cinéma. Quelle tristesse !
Elle jeta dans le jardin du voisin, en prenant bien garde de ne pas être repérée.
Hé Betty ! Tu as prévu quelque chose cet après-midi ?
Heu... je dois passer au pressing, faire un gâteau pour la fête de l’école et j’ai du repassage en retard. J’ai une vie bien remplie comme tu vois ! En plus pour ce soir j’ai prévu des lasagnes, il faut que je prenne le temps de les préparer.
Pour une fois Betty, tu peux pas laisser tomber tout ça ? Ca fait des années qu’on ne s’est pas vues et tu m’héberges donc cet après-midi, laisse-moi m’occuper de toi.
Mais je ne peux pas ! il fallait me prévenir avant, que je puisse m’organiser !
Arrête un peu, madame la surmenée ! Ton ménage et ta bouffe vont pas se sauver et personne fera ça à ta place.
Elle la prit par les épaules et planta ses yeux dans ceux de sa nièce :
Allez ma grande... dès que tes enfants sont retournés à l’école cet après-midi, tu m’accordes un peu de temps.
Betty baissa les yeux et articula un «mouais» peu convaincu. Elle craignait de perdre son temps à ne rien faire avec sa tante et en même temps elle se disait que ça faisait bien longtemps qu’elle ne s’était pas un peu amusée, entre filles.
Rongée à l’avance par la culpabilité d’abandonner son foyer pendant trois heures, Betty prépara le repas à la vitesse grand V et parvint même à repasser la moitié des vêtements qui attendaient dans le panier. Sous l’oeil amusé de Marie, elle allait dans tous les sens, avec l’énergie et l’excitation d’une petite fille qui fait vite ses devoirs avant d’aller jouer.
Elle pressa les enfants de manger et fit la vaisselle en un temps record.
Lorsqu’enfin les deux femmes déposèrent Valérie et Quentin à 13h30, elles se regardèrent et se mirent à rire, de la gaieté folle des jeunes filles. Betty baissa le miroir de courtoisie et fit une moue en essayant de réajuster sa queue de cheval.
Pour commencer, je t’emmène chez le coiffeur ma chérie. Tu ne ressembles à rien comme ça.
J’ai pas que ça à faire, répondit Betty, un peu vexée.
Chez le coiffeur où Betty se laissa traîner avec une mauvaise grâce feinte, Marie insista pour qu’on lui fît aussi les ongles et qu’on la maquilla. Betty choisit un vernis discret au reflets nacrés et accepta un maquillage léger qui mettait en valeur ses grand yeux verts.
Marie la contemplait comme un maître son oeuvre et Betty souriait de se découvrir une beauté qu’elle avait oubliée depuis bien longtemps. Les deux femmes s’installèrent à une terrasse de café. Marie montrait les hommes à Betty qui riait comme une adolescente des regards appuyés de certains messieurs. Elles durent courir pour être à l’heure à l’école. L’humeur était joyeuse, enjouée même. Quentin ne quittait plus sa mère du regard et lui répétait à loisirs qu’elle était belle. Valérie courtisait sa grand-tante, espérant elle aussi se voir offrir une séance de relooking.
Betty prépara les lasagnes avec plus d’entrain que jamais, en prenant garde à ses ongles toutefois. Marie consentit à l’aider en mettant la table avec les enfants, puis elle reprit sa place au bar et sirota son éternelle suze cassis.
Benoît rentra fort tard, comme à son habitude. Il s’assit en face de son épouse qu’il complimenta autant qu’il le pouvait. Il était heureux de retrouver la femme qu’il avait tant aimée 15 ans auparavant. Ses cheveux chatains bouclés, ses yeux verts si grands lui rappelaient combien il avait pu l’aimer, avant. Il lui tourna autour, l’embrassa dans le cou, lui lançait des oeillades qu’il réservait aux autres depuis dix bonnes années. Il en oublia même la sulfureuse présence de Marie qui pour ce moment n’était plus qu’une vieille tante inoffensive qui soufflait dans leur foyer un vent de réconciliation et de sensualité.
Marie perçut très vite le changement du regard de Benoît et fit tout son possible non seulement pour se faire oublier, mais aussi pour s’occuper des enfants. Ces derniers se laissèrent volontiers faire, touchés par la grâce qui ce soir-là enveloppait leur foyer. Ils regardèrent avec Marie une émission de télé-réalité dont elle connaissait quelques participants sur lesquels elle avait quelques anecdotes savoureuses à partager. Puis ils allèrent docilement se coucher, en prenant soin de ne pas déranger leurs parents, occupés à s’embrasser dans les coins tout en rangeant plus ou moins la cuisine.
La grâce se prolongea le lendemain matin ou Benoît et Betty, les amants magnifiques, prirent ensemble leur petit déjeuner en se souriant.
Lorsque Betty rentra de l’école, Marie avait rangé la cuisine, il n’y avait plus trace du petit déjeuner que Betty avait pour une fois laissé traîner en partant.
La paix était revenue, grâce à quelques fards et onguents. ll avait suffi de quelques soins esthétiques pour redonner au quotidien de cette petite famille les couleurs qu’il avait perdues. Mais, à l’image de ces artifices, on devine vite que tout cela n’est que vernis posé sur de la crasse, et qui tient d’autant plus mal que le support est graisseux et poussiéreux. Malgré cette conscience du mensonge, les époux et les enfants Guerier-Rocquebert se délectaient de ce moment fragile où l’harmonie retrouvée leur permettait de rêver à un avenir paisible. Betty s’accrocha à son maquillage et à sa nouvelle coiffure quelques jours durant. Jusqu’à ce que le poids du quotidien reteinte de fadeur son visage et sa tenue. Benoît tint bon lui aussi et se contenta d’honorer sa femme en reléguant tout au fond de son esprit ses conquêtes inachevées.
Mais les préoccupations de l’une, les penchants de l’autre reprirent bien vite leur place dans la routine qui se réinstallait. Marie, la bonne fée Marie, ne parvint plus à rallumer l’étincelle, on ne fait pas revenir à la vie ce qui depuis longtemps est mort et enterré. Fantôme d’amour et de désir, illusion de terre promise. Il n’y a pas de viagra sentimental.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire