vendredi 29 novembre 2013

Numquamne familia mea quieta erit ? Episode 14

Les jours passèrent, Marie passait ses journées à traîner en ville. Elle avait perdu tout espoir de trouver un emploi et ne supportait plus l’hospitalité de sa nièce. Elle profitait le matin du trajet en voiture jusqu’à l’école des enfants et ne revenait que le soir, en bus, parfois à pied, de préférence après le repas du soir, alors que Betty était occupée à débarrasser, que Benoit était allongé devant la télévision - quand il était là - et qu’elle pouvait encore passer un moment avec les enfants chacun dans leur chambre.
    Elle avait fini par se rendre compte que le vilain petit banquier était chaque jour aux «Trois cochons». A force de le croiser, elle avait fini par le saluer quotidiennement jusqu’à ce qu’un jour elle le trouve assis sur le tabouret à côté de celui sur lequel elle s’asseyait quotidiennement. Elle eut d’abord un mouvement de recul puis, entre la résignation et la défense de son territoire, elle s’installa à sa place habituelle. Elle fixait obstinément sa tasse de café, bien décidée à ignorer l’homme autant que possible. Lui gardait les yeux rivés sur elle, attendant un signe qui lui permette d’entamer la conversation.
Finalement, c’est Marie qui prit la parole :
Qu’est-ce que vous me voulez ? demanda-t-elle sans lever la tête.
Rien. Je veux juste faire votre connaissance. Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, je vous vois ici tous les jours, devant votre café, et....
Et quoi ? Et rien ! je bois du café parce que j’ai rien d’autre à faire. Si vous voulez faire quelque chose pour moi, je cherche un boulot, vous avez ça pour moi ?
Elle sourit tristement, elle ne savait rien faire, enfin, rien qui puisse être utile dans une banque...
Peut-être... dites-moi, vous avez un cv ? Je peux peut-être le transmettre à la DRH...
Je n’ai aucune qualification pour travailler dans une banque.
Vous avez bien un métier... vous avez déjà travaillé non ?
Ah ça.... pour avoir travaillé, on peut dire que j’ai travaillé....
Dans quel domaine ?
Le spectacle...
Elle servait toujours la même niaiserie, quand on la questionnait sur son métier. Que pouvait-elle dire ? J’étais actrice porno, mon boulot s’était de me faire enfiler, sous tous les angles, dans toutes les positions et de préférence en gros plan ? Pas acceptable, pas écoutable pour la plupart des gens. Mais elle avait perdu le goût de choquer.
Ok.... mais vous savez lire et écrire non ? Ecoutez, là, je dois filer à la banque mais je vous propose qu’on se voie demain à 12h30. J’aurais un peu plus de temps, on pourra discuter et peut-être vous trouver quelque chose.
Oui, oui, c’est ça....
Elle serra la main qu’il lui tendait, sans conviction. Elle avait le sentiment de lui faire pitié.

    Pourtant le lendemain, poussée par je ne sais quelle curiosité, elle entra aux «Trois cochons», en retard, soit, mais elle entra. Le vilain petit banquier était assis à une table. Il se leva à son arrivée et lui commanda un café. Il avait compris qu’elle ne partagerait pas son repas et ne lui  proposa pas. Elle s’assit mollement et il attaqua de but en blanc :
Vous me disiez que vous étiez dans le «spectacle», c’est ça ? C’est un domaine auquel je me suis beaucoup intéressé, dans une autre vie... Quel était votre nom de scène ?
...
Marie le regardait droit dans les yeux. Il savait. Elle attendait juste qu’il lui fasse une proposition salace pour se lever et se mettre à gueuler dans la salle, afin que tout le monde sache quel était le petit péché de cet immonde bonhomme.
Je vais vous dire, poursuivit-il après un silence, je crois que je vous ai reconnue, je crois que votre nom de scène était Symphony. Je me trompe ?
....
Mais cela n’a pas d’importance. J’ai vu vos films. Vous étiez très ... douée....
Espère de gros pervers, qu’est-ce que tu veux ?
Marie sentait son sang bouillonner.
... mais comme je vous l’ai dit, c’était dans une autre vie. A cause de ma sale manie de ...... m’intéresser trop au monde du «spectacle», j’ai perdu ma femme et mes deux filles. Je me suis fait soigner et aujourd’hui je paie mes erreurs. Je suis seul. Je n’ai plus aucun contact avec ma famille. Ma femme ne veut plus entendre parler de moi, elle a raconté des horreurs à mes filles, qui ne veulent plus me voir non plus...
Il avait baissé son regard sur son assiette où traînait un reste de boeuf bourguignon. Marie continuait à la fixer.
Et alors ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? c’est bien fait pour vous tout ça.
Sa voix exprimait une colère froide, une haine profonde. En même temps la détresse de l’homme lui faisait un peu pitié. Elle se sentait un peu responsable de sa déchéance. Elle radoucit sa voix.
On n’était pas censé causer boulot tous les deux ?
Si, bien sûr. Mes états d’âme ne regardent que moi. Je suis désolé. Pour ce qui est du travail, je vais voir si quelque chose peut vous convenir à la banque. Bien sûr, il ne faut pas s’attendre à un poste élevé, ajouta-t-il dans un sourire gêné. Je regarde ça et je vous propose qu’on se retrouve mardi prochain, à 17h ; ma journée sera terminée et j’aurais un peu plus de temps à vous consacrer.
Elle se leva, lui tendit la main et dans un souffle se présenta :
Marie.
Elle se retrouva dans la rue, ne sachant pas trop où aller. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle avait fait une rencontre presque normale, presque agréable. Il y avait des lustres qu’elle avançait sans rien voir devant elle et voilà qu’elle avait un rendez-vous, professionnel de surcroit. En elle luttaient deux voix : d’un côté elle allait enfin s’en sortir, l’espoir était permis, enfin elle aurait accès à la normalité, à l’anonymat, de l’autre côté quelque chose de profondément défaitiste, ou réaliste, la ramenait vers le sol. Que pouvait-elle attendre ? Pourquoi ce bonhomme lui donnerait un travail alors qu’elle ne savait rien faire, et sans rien demander en retour ? Elle se refusait de croire qu’un geste véritablement gratuit, humain, désintéressé puisse lui être adressé. Elle avait toujours vécu comme une marchandise, elle s’était servie d’elle-même comme d’un objet, dans une sorte de dédoublement vicieux, pour vivre ; elle ne comprenait pas qu’on puisse ne rien lui demander, à elle ni à son corps, alors qu’elle n’avait elle-même eu que ce genre de rapport avec sa propre personne.

Numquamne familia mea quieta erit ? Episode 13

Le quotidien, qui digère et dissout chaque chose, reprit son cours. Les enfants allaient à l’école, Benoit partait travailler pendant d’interminables journées et Betty s’occupait de sa maison et tenait compagnie à sa tante.
Marie allait chaque jour se promener seule en ville. Elle entrait dans chaque boutique, questionnait chaque personne croisée afin de se trouver un emploi qui lui permettrait de s’installer seule, sans plus avoir à subir le triste spectacle de cette famille en plein naufrage. Il était clair pour elle qu’elle ne pourrait pas se reconstruire dans cette ambiance si pesante, si malsaine, si pleine de non-dits et d’hypocrisie. Mais elle n’avait pas envie non plus de retourner chez elle, dans cet appartement plein de souvenir et où elle avait voulu mourir. Elle se sentait coincée, elle n’avait pas envie d’être où elle était et elle n’avait pas envie d’être ailleurs. Elle sentait bien que le problème ne tenait pas à un «ici» et la solution n’était pas dans l’ «ailleurs».
Elle remuait dans sa tête ces pensées sans avenir,  accoudée au bar des «Trois cochons» . Elle en était son troisième expresso, déprimée, à se demander si elle ne ferait pas mieux de commander des cognacs, histoire d’aller au fond du gouffre pour voir s’il y avait un plancher sur lequel prendre une impulsion pour remonter, quand un vilain chauve qui ramenait une mèche de cheveux jaunâtres sur son crâne, moustachu de surcroit, prit place à côté d’elle.
Excusez-moi madame, mais cela fait quelques jours que je vous croise ici et que j’ai envie de vous aborder. J’ai l’impression que je vous ai déjà vue quelque part mais je ne suis pas sûr de moi... Mais permettez-moi de vous offrir quelque chose à boire. Je suis maladroit, je m’appelle Michel Brancard, je travaille à la banque qui est juste à côté.
Marie regardait l’importun d’un oeil peu amène. Qu’est-ce qu’il lui voulait, celui-là ? Il était anti sexy au possible avec son imper beigeasse, sa gueule de plouc et son air de puer le saucisson à l’ail dès le réveil. Il n’avait rien d’autre à foutre que de venir l’emmerder ?
Qu’est-ce que tu me veux ? c’est quoi ce plan «gnagnagna madame gnagnagna permettez-moi gnagnagna» ? J’ai déjà un café devant moi et j’ai pas besoin qu’on m’en offre un.
Ouh..... pardon.....
Et il quitta le café.
Elle le regarda entrer dans la banque et replongea son regard au fond de sa tasse. Pouvait-elle lire son avenir dans le marc de café ?

Numquamne familia mea quieta erit ? Episode 12

L’humus formait un tapis sous leurs pieds, l’air frais semblait pénétrer directement dans la boite crânienne de Betty, et elle sentait son cerveau se décongestionner tout doucement. Elle releva ses cheveux pour mieux profiter de cette fraîcheur. Elle marchèrent longtemps en silence, chacune plongée dans ses pensées, quand Marie posa la question qui fait mal :
Il est parti où ton mari ?
Betty prit une grande inspiration de cet air si neuf, cala les mains au fond de ses poches, elle enfonçait ses ongles dans ses paumes. Pour une fois elle ne mentirait pas, elle aurait le courage de regarder sa honte en face. Avec Marie, qui en savait bien plus long qu’elle sur la triste nature humaine, elle pouvait.
Il est allé rejoindre une autre femme.
Marie s’arrêta net.
Quoi ? Il te trompe en plus, ce connard ?
Ne parle pas de mon mari comme ça ! Tu ne le connais pas. C’est un bon père de famille et il a besoin de moi. Il ne me quittera jamais.
Ben voyons, j’en ai entendu des conneries dans ma vie, mais alors celle-là, elle les dépasse toutes ! Tu te rends compte de ce que tu dis ? Il te déshonore et toi tu le défends !
Betty se mordait l’intérieur des joues pour ne pas pleurer et ne pas répondre non plus. Elle regrettait cet aveu. Elle pensait que Marie comprendrait ce type de situation, elle dont le métier encourageait les maris volages. Elle laissa donc sa tante soliloquer.
Mais ma pauvre Betty, quand il t’a épousée, il t’as juré fidélité il me semble. C’est une rupture de contrat et toi, ça ne te fait rien ! Il est détestable avec toi, il te traite comme sa gouvernante, et avec l’autre il est sans doute le plus délicieux des hommes. Tu lui appartiens, comme un objet. C’est triste quand-même. Tu lui as fait des enfants, tu as tout laissé tomber pour lui, tu t’occupes de sa maison, de lui, de sa bouffe, de ses fringues. Tu ne fais rien pour toi et quand tu oses le faire, il te le reproche. Ah c’est sûr ! il ne risque pas de te perdre, tu es son petit chien fidèle, toujours là, toujours contente de le voir revenir, contente quand il te fait une caresse et....
Arrête Marie, tu ne sais pas tout.
Betty ne pouvait plus se taire ni laisser insulter son mari et son couple.
J’ai voulu le quitter il y a cinq ans quand j’ai découvert ce qu’il faisait dans mon dos. Mais il a été si malheureux. Il a même dormi un soir devant la porte de la chambre, parce que je l’avais fermée à clé. Il m’aime tellement, tu sais. Et puis on se connaît depuis si longtemps, on a deux enfants ! Ce n’est pas si simple... On ne peut pas jeter les gens comme ça ! Ça ne se fait pas... Quand on s’engage, quand on se marie, on ne part pas si facilement !
Elle se tut un instant, soulevant les feuilles mortes du bout des pieds. Elle n’osait pas lui dire qu’elle n’avait aucune idée de ce que signifiait d’avoir une famille, de s’engager. Sa tante ne savait pas de quoi elle parlait. Elle était quand-même bien mal placée pour donner des leçons !
Marie de son côté comprenait que cela ne servirait à rien de provoquer sa nièce, qu’elle ne changerait rien à sa vie de merde, même si elle était affreusement malheureuse, même si son mari était le dernier des cons.